Sacré « blasphème » ! Exercice de conscience critique






10 Juin 2024

Le mot n’est pas gros, il est grec. « Blasphème », presque un terme de médecine : une maladie des poumons ou de la peau, ou alors un cancer qui évolue en calcul ? Eh bien non, les choses restant égales, le blasphème reste du travail pour la police et la justice, et surtout, pour la cohésion sociale. On se débarrasse beaucoup moins facilement des mots que des sparadraps.


La question devient désormais celle de savoir si l’on peut euthanasier le blasphème ? On voit bien à quel point la tolérance des dernières décennies de la fin du XXe siècle n’est plus tenable. Tout dire (ou presque), tout faire (ou presque), interdire d’interdire : l’intolérable fait sa mue. Les mots prennent leur revanche. Et avec eux, les lois suivent et s’enchainent qui réglementent le vocabulaire. On peut toujours désigner le blasphème de l’autre, celui qui ne nous concerne pas puisque ce n’est pas notre loi : peine perdue, le nôtre est sous nos yeux.
 
Garantissant le caractère free-IA de cet article, pour l’étymologie, je fais ici un copier-coller de Wikipédia, je le dis et l’assume. Article Wiki, étymologie de blasphème (extrait) :
« Le terme “blasphème” vient du latin blasphemia, lui-même emprunté au grec βλασφημία/blasphemía, de βλάσφημος / blásphêmos, qui prononce des paroles impies, qui blasphème. (...) C’est dans le grec de la Septante et du Nouveau Testament que le verbe et le substantif ont reçu le sens religieux de “blasphémer”. »
 
Autrement dit, le mot s’est retrouvé lié à la dimension religieuse à partir des traductions en grec de la Bible puis du Nouveau Testament (christianisme). Rappelons que l’écriture de la Septante débute au IIIe siècle avant J. C. alors, la qualification du mot apparait dans un contexte où le politique et le religieux sont liés. Donc, qu’est-ce que blasphémer ?
 
Pour être concret, nous avons beaucoup de mots : calomnier, diffamer, insulter, injurier, maudire… blasphémer. Tout cela, c’est médire, dire du mal, du mauvais, exprimer du rejet et de la haine. Reste à savoir de qui l’on parle, à qui l’on parle.
 
La plupart de ces termes désignent des conflits personnels, entre humains, conflits qui se règlent soit en haine tenace, soit en violence physique, soit devant un juge qui traitera du différend entre les personnes. Ce qui est commun, c’est qu’il s’agit d’une violence de langage, une parole performative c’est-à-dire constituant un acte, une réalité. Je dis sciemment et volontairement des propos faux et graves pour nuire à l’autre, l’éliminer, le blesser, le ridiculiser, le disqualifier, le dégrader.
 
Sauf que voilà, tout le monde n’a pas la même valeur, la même importance. On comprend vite que s’insulter entre voisins n’a pas la même importance et conséquence qu’insulter le roi, le chef, ou pire, le grand prêtre et évidemment la divinité ou Dieu ! Insulter le Roi, ou le Président, c’est un crime de lèse-majesté. Cela reste humain, mais la hiérarchie sociale est telle que l’insulte devient un crime, soit une peine très lourde. Reste le blasphème, mais là, le mot désigne un contexte et une cible particulière.
 
Blasphémer, c’est insulter, diffamer le sacré, qu’il soit incarné ou non. Soyons précis, c’est insulter ce qu’une société considère et respecte en tant que sacré, à un moment donné de son histoire. Et la religion, c’est notamment ce qui s’occupe du sacré. Vous vous attaquez à ce qu’il y a de plus grand, à ce que la société dans laquelle vous vivez considère non seulement comme indépassable, intouchable, mais aussi tout puissant. Notre vie, notre monde dépend du sacré : insulter le sacré, c’est pire qu’un crime, c’est porter atteinte aux dieux, à Dieu. C’est, de fait, risquer de détruire le monde. Ou du moins, peut-être, attirer une justice qui nous dépasse… Nous connaissons la sentence des hommes, mais pas celle du sacré.
 
Donc, dans une société qui a, depuis pas mal de temps, dissocié le religieux du politique, on pourrait croire que faute d’association religion-pouvoir, le sacré n’est plus et donc le blasphème n’existe plus. Du moins du point de vue d’un État laïc. Le blasphème ne concernerait pas le Droit et les lois d’une société laïque qui ne font pas référence explicitement à un sacré religieux. Oui, sauf que le sacré n’est pas exclusivement « religieux » au sens où nous l’entendons au XXIe siècle.
 
Si dans la Bible le mot blasphème concerne l’atteinte au religieux (la religion d’Israël), c’était aussi le cas dans l’Empire de Rome. Rappelons que l’Empereur était divinisé ! S’attaquer à l’Empereur, c’était s’attaquer à la divinité, au sacré… pas à un président élu. Idem en Égypte, où les Rois, Reines et autres empereurs étaient des dieux, personnes sacrées.

Dis-moi ton sacré, je te dirai ton blasphème

Parce que la question reste là : qui peut concrètement condamner quelqu’un pour blasphème et sur quelles références ? Il faut un appareil politico-judiciaire qui fasse respecter le sacré/religieux. Quand la société (ou l’État) est une « association politico-religieuse », ou une théocratie, le pouvoir politique, de police, justice… est imbriqué avec le religieux, avec ce qui est sacré. Les grands prêtres gouvernent autant que les responsables politiques civils. Il y a donc un pouvoir officiel de condamner, punir (amendes, prison, jusqu’à la mort s’il le faut), et les moyens de le faire. Rappelons que le Christ a été condamné à mort pour blasphème, et exécuté avec les moyens légaux et militaires en place, selon l’accord politique d’occupation du Royaume d’Israël par l’Empire romain. Alliance politico-religieuse, même si l’Empire s’est lavé les mains de cette condamnation locale : ce n’était pas « son » sacré qui était en jeu, mais le sacré légal de l’occupé.
 
Faut-il feindre encore que le blasphème ne concerne que les religions identifiées comme telles ? Le blasphème concerne le sacré, tous les sacrés, tout ce qu’une société considère, à un moment donné, comme sacré. Et l’être humain, les sociétés humaines n’ont pas évacué le sacré même si elles se sont séparées des religions.
 
« Il y a un épuisement du religieux, mais il n’y a pas d’épuisement de la sacralité. Le religieux, chez nous, est lié à une révélation surnaturelle, transcendante, inscrite dans les Écritures saintes, entouré d’un corps doctrinal. Le sacré, c’est ce que les hommes s’accordent à déclarer intouchable et fédérateur. Ce qui n’est pas techniquement manipulable. Ce qui nous précède, nous excède et nous succède. Il y a un sacré laïc. Si vous faites cuire un œuf sur la tombe du Soldat inconnu, vous serez aussitôt arrêté par la police. Le corps du soldat inconnu est un corps comme un autre, mais c’est une valeur sacralisée. Si vous lancez une bouteille d’encre contre le Mur des Lamentations, vous serez aussitôt écharpé. Chaque culture a sa sacralité, mais elle n’est pas forcément liée à une divinité. »
Régis Debré, Le sacré, c’est ce qui protège et qu’il faut protéger, in : Les Tribunes de la santé 2010/2 (n° 27)
 
On l’aura donc compris, le blasphème concerne les atteintes au sacré dans lequel une société croit. Que ce sacré soit incarné par une religion ou pas. Toute société humaine a son sacré. La question du blasphème est donc toute simple, concrète, juridique, réelle. Qu’est-ce que la loi interdit de dire (en public) et pourquoi ? Quels sont les propos, les paroles, en France, en 2024, qui peuvent vous conduire devant un juge ? Quels sont les propos interdits explicitement qui vous qualifient de hors-la-loi et vous condamnent ? Soyons clairs, il ne s’agit pas ici de la liberté d’expression, de son exercice ou de ses atteintes. La liberté d’expression n’est pas totale, elle s’arrête au sacré, au blasphème, et à l’agression d’autrui. Dis-moi ton sacré, je te dirai ton blasphème. Et réciproquement, dis-moi ce que la loi interdit de dire, tu verras le blasphème. Le droit au blasphème n’existe pas.
 
Peut-être est-il urgent d’en prendre conscience, d’être lucide sur nos « sacrés » non-pas pour tomber dans une liberté absolue impossible, mais légiférer en conscience.

 

Bertrand Marie FLOUREZ est essayiste, associé au LAREQUOI, Univ. Paris-Saclay et auteur de "Notre conscience nous appartient" chez VA Éditions